Marche ou crève
Nous sommes dans les années 90. J’ai deux frères. Bientôt quatre. Les jumeaux arrivent. Suivront mes deux soeurs. Je suis l’ainée. Ma mamie n’est plus. J’ai porté le deuil pendant deux ans. Je suis une petite fille triste. Pas le temps de m’apitoyer. Ma mère a besoin de moi. Je l’épaule comme je peux. Elle est toujours débordée. Je deviens une petite mère. D’ailleurs, ma derrière soeur m’appelle maman. Je suis une acrobate hors pair. Je jongle. Je sais gérer le ménage, les courses, mes frères -méga relous-, les cours, les potes et la littérature.
Dans le quartier, je suis une teigne. J’aime me battre avec les garçons. Avec les filles ? Non. Merci. C’est trop facile. J’évacue tout ainsi. On est ados. On écoute East 17, Tupac, Boule Noire dans nos walkman. J’ai ma bande de copines. On croit mener la vie de nos chanteuses préférées. On est TLC. Je suis left eye. On porte des pantalons larges avec des petits hauts vraiment serrés. Nombrils au vent. On danse sur leur musique. On connait leur chorégraphie par coeur. Plus crâneuses que nous, cela n’existe pas !
Les garçons jouent au coq. Ils font bande à part. On ne se mélange pas. Ils squattent les escaliers des tours d’immeubles. Un jour, mon voisin du deuxième étage, Berrak* ( le nom a été changé) un gentil gars ( dans le fond) me salue : « Hey ça va petite pute ? « . Ses trois copains qui tiennent le mur rient jusqu’à se déchirer les cordes vocales. Han ! Je vois rouge. En deux secondes, son crâne embrasse amoureusement la porte d’entrée de notre bâtiment. Il manque de s’évanouir. Je ne triomphe pas. Je sais que je vais déguster. Ils se vengent toujours. Ici. C’est marche ou crève. Une heure plus tard. On sonne à ma porte. J’ouvre. Je n’ai pas le temps de voir venir son coup de poing. Berrak n’a pas digéré ma correction. Evidemment, il n’attend pas que je lui rende la pareille. Il dégringole les escaliers. Je cherche à le rattraper. Marche ou crève ! Cette fois-ci. Je crève. Je me foule la cheville. La douleur est atroce. En boule, je pleure durant de longues minutes seule dans les cages d’escaliers. On a beaucoup parlé de cet épisode à la Pama ( le nom de ma résidence). Et moi, je me suis souvenue durant de longues années de ma blessure. Aujourd’hui encore, j’ai mal.
Des élèves et deux professeurs
Toujours faire front. Ne jamais rien lâcher. Toujours croire en soi. Voilà mon crédo. Dans ma tête, un destin incroyable m’attend. Au lycée, je ne suis pas une élève brillante. Je suis bonne. Sans plus. Je choisis mes matières préférées. Je délaisse les sciences. Je m’accroche aux lettres. Je voue un culte à Maupassant. Je lis Hugo. Un peu de Stendhal. Queneau. Ionesco. J’ai eu ma période Stefan Zweig. J’ai des professeurs formidables. Notre lycée est dans une zep. Les élèves sont difficiles. On a tous nos casseroles. Et pourtant nos profs s’accrochent. Certains me marquent. Mon prof d’histoire-géo est jeune. Il a une tête de premier de la classe. Il porte le costard sans cravate. Des chaussures noires brillantes. Petites lunettes carrées. Guindé. Coincé. Vraiment. Et pourtant, il ne se démonte pas. Il tient tête. Il nous pousse. Il ne laisse personne à la traine. Il est bienveillant. On l’aime.
Il y’a cette prof d’anglais. Elle est extraordinaire. On lit Charlotte Bronté en anglais. Wuthering Heights ( Les Hauts de Hurlevent ) passe crème. Enceinte jusqu’au dent, le jour du bac, elle débarque avec une glacière à la main. Open ice cream pour tous. A la fin des fins, que l’on soit bachelier ou pas, elle est fière de notre classe. C’est elle qui trouve les mots justes pour consoler les recalés: un an sur l’échelle d’une vie, ce n’est rien.
Je ne vous raconte pas ces anecdotes pour faire jolie. Je vous en parle car j’ai déjoué les pièges du déterminisme social en partie grâce à ces profs. A ce lycée : Alfred Nobel.
Renverser les déterminismes sociaux
Il fait mentir tous les déterminisme sociaux. Un article du monde (disponible ici) disait ceci : « Pousser les élèves le plus loin possible – que ce soit à Sciences Po ou ailleurs –, lutter contre l’autocensure, renverser les déterminismes sociaux sont autant de défis que le lycée Alfred-Nobel s’est montré capable de relever. Chaque année, dans les indicateurs de résultats des lycées publiés par le ministère de l’éducation nationale, il figure parmi les champions de la « valeur ajoutée ». »
Je comprends aussi qu’il faut m’échapper. Je ne peux pas rester à Clichy sous Bois. Je suis dans la grotte de Platon. Je sens qu’il y’a pleins de choses à découvrir à la surface. Je devine que c’est bien. Je veux y être. Je monte des stratégies pour éviter la ghettoïsation sectorisation avec la complicité de mes profs. Bingo ! Après le bac, Paris III me dit oui. La Sorbonne nouvelle. Ca claque. Je découvre le quartier latin. Je passe des heures dans les cafés. Je ne suis pas trop assidue en cours. Je sèche pas mal.
L’important n’est pas la chute, c’est l’atterrissage
Ce qui m’intéresse c’est le monde de l’entreprise à Paris. Je me fait embaucher pour deux mois dans une agence de communication spécialisée dans le bâtiment. #NotVerySexy Toutefois, je parviens à saisir les bases du métier. Je suis l’assistante de l’assistante de l’attachée de presse. (On ne se moque pas). De là, j’enchaine stages sur stages. Je touche de près les strass et les paillettes. Je travaille avec des artistes en maisons de disque, des célébrités à la télévision et je découvre les rédactions des grands magazines. Je suis comme groggy. Ce monde me fascine.
Je suis bonne. Un grand groupe Lagardère veut m’embaucher alors que je termine à peine à mes études. Passé mes journées derrière un mac avec des collègues fumant des cigarettes roulées, cela ne peut pas être pour moi. Je suis trop snob ou j’ai de l’ambition ? Dans les deux cas, c’est ici que tout bascule. Je suis un électron libre. Je pense tout savoir.
Moi je veux être chef d’entreprise. Je veux kicker des ass. Je suis gonflée à bloc. Le monde m’attend. A vingt quatre ans je prend un melon comme pas possible. On me sollicite pour des interviews. On me courtise. Grace à ma première boite, une maison d’édition, je pense être une star. Je vais vite redescendre et la chute sera vertigineuse.
-La première partie de cet article se trouve : ici
6 Commentaires
Comment je suis devenue entrepreneure. - wondeRose
5 août 2018 à 09:29[…] La deuxième partie de cet article se trouve ici […]
marie Thibault
6 septembre 2018 à 14:52Bonjour Rose, je vous ai découvert sur Intagram grace à ma petite soeur. Ensuite celle-ci me dit va sur son blog lire comment elle est devenue entrepeneur. Elle m’a dit , tu verras c’est top. He , elle n’avait pas tord. Votre histoir fait complètement écho à la mienne ( Haîti Represent! 🙂 , j’ai aimé vous lire, voir que d’une famille à une autre les codes sont les mêmes, la même volonté de vaincre , de réussir. Continuez à écrire, on a envie de connaitre la suite!!!
Rose
7 septembre 2018 à 15:11Hello Marie, Merci pour ce commentaire qui me touche énormément. Un jour, il faudrait que je réfléchisse à cette question : Pourquoi, nous Haïtiennes de cette génération, avons-nous l’impression d’avoir eu la même vie ? La suite arrive 🙂
Elle a failli me tuer ! ( Comment une seule personne a failli faire couler ma boite). - wondeRose
7 avril 2019 à 11:46[…] La deuxième partie de cet article se trouve ici […]
Maryse Claudia
7 décembre 2019 à 08:36Bonjour, très beau récit je me régale.
Rose
19 avril 2020 à 13:26Bonjour Maryse,
Merci pour votre commentaire. Je vais tenter de reprendre l’écriture. A bientôt